Une tour de Babel

Une tour de Babel

musique de Pierre Henry

 

Concert acousmatique proposé le 9 avril 2024 *, à la Grange Babel, à Saint-Pierre-des-Corps.

(* journée mondiale de la licorne)

 

Scénographie : oeuvres de Jean Vindras, mise en lumières par l’ensemble PTYX

Projection sonore : Jean-Baptiste Apéré

Photos : Jeangé

Date de composition

Composé entre le 15 avril et le 27 décembre 1998.
Le 22 novembre 1999, ajout de quelques secondes de silence entre les séquences 3 à 7. La durée totale de l’oeuvre est de 57’30.

Sources sonores

Sonothèque Pierre Henry : une multitude de sons, éléments, voix de mixage, extraits, montages et mélanges issus des œuvres suivantes : Orphée [1951-1953] ; Messe de Liverpool [1967] ; Granulométrie [1967] ; Phobia [1967] ; Deuxième Symphonie [1972] : sons Larsen acoustiques ; Kyldex [1973] ; Cortical Art III [1973] ; Enivrez-vous [1973] ; Futuristie [1975] : Sortie 5, Révolte 4 ; Pierres réfléchies [1982] : basson et contrebasson ; Paradis Perdu [1982] : cordes de piano, piano, cithare ; Une histoire naturelle [1997] ;
Les Sept péchés capitaux [1998]
Quelques citations de Hector Berlioz, Franz Liszt et Ludwig van Beethoven.

Durée du concert : I h sans entracte

Le récit de la Tour de Babel, dans la Genèse, vient après celui du Déluge. Les descendants de Noé, voyageant vers l’Orient, arrivent au pays de Shinéar, en Babylonie. Ils y parlent une langue unique et décident de construire une
ville et une tour dont le sommet pénètre les deux, ceci pour se faire un nom et ne pas être dispersés. On connaît la suite. Dieu, voyant les hommes capables d’ériger une telle tour, décide de les disperser et de rompre leur unité linguistique en les dotant de langues étrangères les unes aux autres.
Le mythe de la Tour de Babel me fascine depuis longtemps. La Tour doit-elle permettre aux hommes d’accéder au ciel ou aux dieux d’en descendre ? En tout cas, pour certaines ziggourats mésopotamiennes, la marche qui permet d’accéder au temple mesure plus d’un mètre de hauteur. Ce serait sans doute un escalier pour dieux plutôt que pour les hommes.
Du Moyen Âge au XIXe siècle, c’est le fantasme de la langue originelle qui prévaut, l’idée d’un langage divin qui, comme tel, ne mettrait aucune distance entre le nom et la chose, où il suffit de dire le nom de la chose pour qu’elle soit là, comme Dieu le fait dans sa création. A partir de cette idée tout le monde est parti à la recherche de la langue perdue. Pour certains, elle existe encore et se cache dans le texte de la Thora : pour d’autres, elle est définitivement perdue en tant que langue unique mais reste éparpillée dans chacune des langues que l’on trouve sur terre. Pour d’autres encore, l’architecture secrète de cette langue perdue est décelable dans le parler sensuel de la nature, ou encore dans les mathématiques et la musique.
Évidemment, ce dernier aspect m’intéresse particulièrement et j’ai parfois ce rêve, quand la lune est pleine, d’une communication linguistique remplacée par la musique. Mais dès que le soleil reparaît au matin, je suis tout de même
heureux d’être, de ce point de vue, dans l’après-Babel. L’idée d’une langue unique et universelle, transparente et univoque, qu’elle soit verbale ou musicale, a quelque chose de terrifiant. Je préfère voir la démolition de la Tour de Babel, qui est l’avènement de la pluralité comme une chance. En revanche, il y a, dans l’idée d’une langue première, un rapport du mot
à la chose qu’on imagine beaucoup plus direct que celui que nous connaissons aujourd’hui. Il suffit à Dieu, au moment de sa création, de dire le nom d’une chose pour que celle-ci apparaisse. Le pouvoir évocateur du nom est beaucoup plus grand. C’est ce qui a déterminé mon engagement de musicien concret.

En 1949, la musique concrète, inventée en 1948 par Pierre Schaeffer, a été pour moi la révélation de ce qu’on pouvait faire de mieux et de plus en musique. À cause de cette recherche d’une évocation directe des choses par les sons qui leur sont liés, c’est un travail presque cinématographique ! Les sons, par les objets qu’ils appellent, suscitent des images ; par l’impression qu’ils impriment dans le corps qui les reçoit, ils retrouvent la trace d’émotions oubliées. C’est en cela que ma musique est rituelle. Elle fait appel, par l’écoute des sons, à une re-création dans l’esprit d’événements, de pensées ou de sentiments. J’ai toujours tenu à garder ce lien au vivant, à la réalité. Je regrette qu’il ait tendance parfois à disparaître aujourd’hui au profit d’une technique de saturation rythmique et d’une systématisation quasi industrielle de la pratique de l’échantillonnage et autres facéties électroniques.
Dans cette Tour de Babel, c’est encore ce lien au vivant que j’expérimente. Il est extrêmement fort dans ce mythe. C’est un mythe qui existe sur toute la planète, on le retrouve dans un grand nombre de cultures éloignées de la nôtre. C’est une histoire qui met en jeu des sentiments très profonds : le désarroi des hommes au moment de l’écroulement éclaire singulièrement la croyance qui les a habités pendant la construction.
J’ai voulu faire une œuvre qui, en prenant le temps de marquer chacune des étapes de l’aventure, permette d’enressentir toute l’ampleur. D’abord, la confusion et l’agitation que provoque le rassemblement d’un très grand nombre de personnes en un seul lieu, qui se préparent à l’action et qui se dirigent vers la ville de Babylone : Prologues. Dans le ventre de Babylone s’élabore une gigantesque organisation. Le chantier se met en route dans un fourmillement d’hommes tel qu’il apparaît dans le tableau de Bruegel. Briques et bitume font monter la tour. La tension s’accroît, d’abord simple mouvance, rumeur qui se propage d’Élévation jusqu’à Transe. À ce moment-là, on devine l’ouverture des deux dans l’amoncellement des nuages qui se fait, on entend une sorte de prière frénétique. Les deux s’ouvrent, c’est La Faille qui se referme sur la terrible sentence : Démolition. L’homme, une deuxième fois, est chassé, rejeté. Sa chute le plonge au cœur des ténèbres qu’obscurcit encore la pluralité advenue des langages.

— Pierre Henry

notes de programme Cité de la Musique
concert du 14 décembre 2003

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1 Et ce fut toute la terre langue une
Et paroles unes
2 Et ce fut dans leur voyage vers l’orient
Et ils trouvèrent une vallée au pays de Chin’ar et là ils s’établirent
3 Et ils dirent l’un vers l’autre allons faisons blanchir des briques blanches et flambons pour la flambée
Et la brique blanche pour eux fut la roche et la boue rouge pour eux fut l’argile
4 Et ils dirent allons construisons-nous une ville et une tour et sa tête dans le ciel et faisons-nous un nom
Sinon nous nous disperserons sur la surface de toute la terre
5 Et Adonaï descendit voir la ville et la tour
Que construisaient les fils de l’homme
6 Et Adonaï dit si le peuple est un et la langue une pour eux tous et cela ce qu’ils comment à faire
Et maintenant ne pourra être retranché d’eux rien de ce qu’ils méditeront de faire
7 Allons descendons et là embabelons leur langue
Qu’ils n’entendent pas l’un la langue de l’autre
8 Et Adonaï les dispersa de là sur la surface de toute la terre
Et ils cessèrent de construire la ville
9 Sur quoi elle s’appela du nom de Babel parce que là Adonaï embabela la langue de toute la terre
Et de là Adonaï les dispersa sur la surface de toute la terre

Traduction d’Henri Meschonnic (en collaboration avec Régine Blaig): «Au commencement», dans Les Tours de Babel. Essais sur la traduction, Mauvezin, Éditions Trans-Europ-Repress, 1985, p. 9-13.

Le spectacle Une tour de Babel bénéficie du soutien de la Maison de la Musique Contemporaine.

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- bande-annonce

le site de l'artiste Jean Vindras

Saint-Pierre-des-Corps

En amitiés et souvenirs de Jean (13 avril 2024)