Panta Rhei / article sur Leliterraire.com
Un clair qui a pour contrepoint l’obscur
Pantha rhei constitue le 13e disque monographique de Dominique Lemaître, ce compositeur toujours très attaché à la Grèce, sa culture, ses poètes, ses penseurs, sa musique. Pantha rhei, titre ainsi choisi en écho de la formule d’Héraclite évoquant la fuite universelle et inexorable du temps : tout s’écoule, tout passe. Nous vivons le temps sous la forme de la disparition mais aussi de l’éclosion. Temps de la nature, temps vécu dans l’intime de l’être. A la musique stellaire se mêle la musique des pays intérieurs chez Dominique Lemaître. Le lointain prolonge ses échos dans les profondeurs. Eclat et nuances, évanescence et lumière.
Interprétées avec talent par l’ensemble Ptyx sous la direction de Jean-Baptiste Apéré, sept œuvres où le clarinettiste Antoine Moulin donne toute sa mesure et qui durent autour d’une dizaine de minutes chacune, sans se succéder selon un ordre chronologique, composent Panta rhei. La première, Imago (2022), est écrite pour clarinette, violoncelle et piano. L’imago (mot latin qui signifie image) est la forme définitive, parfaite de l’insecte, la dernière étape, son accomplissement. La clarté domine dans cette œuvre, la clarté du matin. Etincelles et cascade. Le temps rejoint l’espace en des cristaux de lumière. Selon l’idéal grec, il convient de dire beaucoup avec peu.
Précédant de trente ans Imago, la seconde œuvre, Diaphanes, est écrite pour huit clarinettes en si bémol et piano. Commandée par la ville d’Evreux pour son Ecole Nationale de Musique, elle permet d’associer des élèves de cycle II et de cycle III des Ecoles de Musique. L’interprétation invite à un exercice d’écoute mutuelle afin de restituer fidèlement les nuances en évolution constante. Crescendo et decrescendo. Quête de transparence. Lenteur et densité se répondent. Presque minimaliste, cherchant à dire le tout avec le peu, l’écriture suggère, tel un voyage dans le secret du temps, l’infime. Flèche et réverbère.
Contemporaine d’Imago, Chrysalis 2 associe clarinette basse et marimba. A l’origine de celle-ci, on trouve Resonare fibris pour marimba-vibraphone, orchestre à cordes et percussion d’où le compositeur a extrait Mutatis mutandis, un solo pour marimba-vibraphone ; ne conservant ensuite que la partie de marimba, il l’a colorée d’un nouveau visage qui a abouti au présent duo Chrysalis. Ainsi transformée, cette œuvre apparaît sous le signe de la sérénité. Dans la nuit où le songe rend possibles de nouveaux chemins demeure la question du lendemain. Des cercles dans l’eau et la vivacité d’une promesse.
Le titre de Nuages blancs (2016) pour trois clarinettes et deux ensembles de cordes (trois violons et deux altos dans chaque ensemble) fait référence à la contemplation des nuages, ces masses vaporeuses en mouvement perpétuel et aux contours vagues qui évoquent l’insaisissable. Les nuages invitent à la rêverie poétique et à l’infini tout en nous rappelant que tout passe, tout s’efface. A l’écoute de cette œuvre où la lenteur s’ouvre à de multiples vibrations, l’auditeur éprouve une sensation d’élévation et voyage avec les notes, voisines de l’indicible, vers le lointain et l’inconnu.
Lunaris (1995); pour clarinette, est structurée en trois parties couvrant des registres différents de l’instrument. Sur la partition, on peut lire en exergue ces mots du poète chinois Hsuan Chueh, extrait du Cantique de la voie 3 : « Même lune reflétée dans toutes les eaux : les lunes de l’eau retournent à la même lune. » C’est la seule des œuvres de Panta rhei où la clarinette ne se trouve pas associée à un ou plusieurs autres instruments. Le titre Lunaris (lunaire), comme Imago, est tiré du latin et est censé traduire, pour le compositeur, un aspect essentiel du timbre de la clarinette en contrepoint à son caractère diaphane. Le plasticien Guy Chaplain a conçu une installation pour ce solo de clarinette lunaire. Des éclairs, brèves et singulières apparitions lumineuses résonnant dans l’aigu, traversent ce solo de clarinette.
Clepsydres (1990), œuvre écrite pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano est la plus ancienne de l’album et la plus frappante. Comme l’on sait, les clepsydres dans le monde grec étaient des horloges fonctionnant avec de l’eau. L’écoulement régulier de celle-ci dans un récipient gradué mesurait le temps des hommes. Emprunté à la langue grecque, le titre résume, pour Dominique Lemaître, les deux aspects essentiels de la partition du quintette : la mesure temporelle et la captation de l’insaisissable, du hors temps. Dans le temps, il est un outre-temps. Scintillement et présence. Un miroir reflète l’invisible. Dans l’immobilité, il est un jaillissement. Piano et feuillages. Dans l’espace, vibre une vérité. Nuages et transparence.
Night song 2 (2014), pour clarinette et harpe, qui revisite une composition plus ancienne pour cor anglais et harpe et peut être interprétée par un autre instrument de registre « alto » (flûte en sol, alto…), est la septième et dernière œuvre de Panta rhei. Comme le titre l’indique, elle vise à traduire une atmosphère nocturne, poétique, méditative. Nous voyageons au pays des ombres. Gouttes et gouffres. Des pas découvrent une clairière dans l’espace du mystère. Roseaux et réverbères. Le presque rien accordé au tout.
Le mot clarinette dériverait du provençal clarin (hautbois) au centre duquel on trouve le mot clar qui signifie clair. Panta rhei de Dominique Lemaître, consacré à la clarinette, est un opus sous le signe de la clarté. Les différentes œuvres qui composent Panta rhei nous relient au clair mais à un clair qui a pour contrepoint l’obscur. Tout s’écoule, tout passe. Tout s’efface, tout devient autre. Mais il est dans l’espace des signes que la musique de Panta rhei guette et nous rend fugitivement sensible, des signes, tels des éclairs, qui jaillissent en nous offrant, dans le dépouillement du peu, l’essentielle et même demeure.
écouter un extrait
bernard grasset
Dominique Lemaître, Pantha rhei, Œuvres pour et avec clarinette, Ensemble Ptyx, Antoine Moulin (clarinettes), direction Jean-Baptiste Apéré, Forlane, 68 : 36, 2025.
